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La Tapisserie de Bayeux

10/11/2019 | by HERITAGES_OFF

Tapisserie de Bayeux : un objet de convoitise vieux de dix siècles

En juillet 2018, dans le contexte du Brexit, Emmanuel Macron a officiellement annoncé le prêt de la fameuse Tapisserie de Bayeux à la Grande-Bretagne, le prêt étant consenti à compter de 2020. En réalité, ce projet culturel cache des contrats économiques importants entre les deux pays, en désaccord alors sur de nombreux sujets, et donc plutôt que d’être l’objet d’un beau geste gratuit, la Tapisserie de Bayeux sert surtout d’atout diplomatique en vue de négociations. Mais alors, pourquoi cette tapisserie est-elle tant désirée par les Anglais ? Plus encore, comment a-t-elle pu être au cours de l’histoire, et est encore aujourd’hui, un objet de convoitise, alors qu’il s’agit concrètement d’une simple broderie ?

Cette citation de Théophile Gautier résume à peu près l’état d’esprit du chevalier modèle et de la relation qu’il entretient avec son blason, marqueur de son identité. Le blason est avant tout un signe distinctif, une marque d’appartenance à un groupe. A l’origine, le blason était utilisé afin de pouvoir distinguer les chevaliers et leurs camps à l’occasion de joutes ou de batailles. Le héraut d’armes, qui est l’organisateur de tournois devient le spécialiste du blason. Il donne son nom à la discipline consacrée à l’étude de ceux-ci : l’héraldique. C’est celui qui va définir les règles et réaliser des listes de blasons appelées armoriaux. Mais quelles étaient donc ces règles autour du blason ? Essayons de comprendre la science de l’héraldique.

La Tapisserie de Bayeux, longue de 70 m de long.

La conquête de l’Angleterre

Que raconte-t-elle, cette fameuse tapisserie ? Rien de moins que la célèbre bataille d’Hastings, en 1066 ! Cet affrontement massif entre deux armées colossales, l’armée anglo-saxonne et l’armée normande dirigée par Guillaume duc de Normandie, a marqué un tournant majeur dans l’Histoire, par la victoire des normands et sa conséquence : le règne de Guillaume le Conquérant.

Regardons la Tapisserie d’un peu plus près pour comprendre le récit qu’elle donne de cet événement à travers 58 scènes. Première scène : Edouard le Confesseur sur son trône, entouré de deux de ses conseillers, dont son beau-frère Harold Godwinson. Nous sommes en 1064 : le vieux roi Edouard, sentant la mort proche et n’ayant pas d’héritier, charge Harold, le plus grand des aristocrates anglais, de proposer à Guillaume de Normandie, petit cousin d’Edouard, sa succession sur le trône d’Angleterre, ainsi qu’il l’avait promis. En effet, Edouard est très attaché à la Normandie puisqu’il y a trouvé refuge pendant trente ans, chassé d’Angleterre à cause de l’invasion danoise. Harold part avec ses messagers rejoindre les côtes normandes, mais la scène suivante le montre, sitôt arrivé en France, fait prisonnier par un seigneur puissant du coin. Heureusement, Guillaume se charge de négocier sa délivrance, et c’est pourquoi l’on voit sur la tapisserie Harold prêter allégeance au duc Guillaume. Il prête serment sur deux reliquaires, bien représentés pour insister sur le caractère inviolable de cette promesse. Malheur aux parjures !

Faisons un rapide focus sur la figure de Guillaume, protagoniste principal de ce récit. Qui est-il ? Il est né en 1027 d’une union illégitime entre le duc de Normandie Robert le Magnifique et la fille d’un tanneur, et cette naissance illégitime lui vaudra le nom de Guillaume le Bâtard, avant de devenir Guillaume le Conquérant. Il succède à son père à l’âge de 8 ans, mais déjà il impose son pouvoir et réussit à faire de la Normandie un royaume puissant. Il épouse en 1050 l’une de ses cousines, Mathilde de Flandres. C’est lui qui est désigné comme futur roi d’Angleterre par Edouard, mais cette accession au trône anglais ne va pas se faire sans mal…

Une nouvelle scène de la tapisserie nous projette deux ans plus tard, en 1066. Le roi Edouard meurt, ses funérailles sont tenues, mais l’instant d’après, Harold se fait couronner roi d’Angleterre. Le serment est violé ! Guillaume, furieux, décide de reconquérir ce qui lui est dû. Il se lance dans une conquête un peu folle pour l’époque, puisque d’une part il s’agit de conquérir un royaume quatre fois plus grand que le duché de Normandie, et d’autre part la traversée de la Manche ne se fait pas sans difficulté, d’autant plus quand il s’agit d’emmener avec soi 15 000 hommes et 5 000 chevaux ! Tous ces bateaux défilent sur la tapisserie pour accoster sur les côtes anglaises, au sud du pays. Là, les troupes de Guillaume attendent de pied ferme celles d’Harold en construisant des fortifications. Le 14 octobre 1066, près d’Hastings, un formidable champ de bataille se forme, où les soldats, que ce soit anglais ou normands, se livrent un combat acharné d’une violence inouïe. Observez-bien, ils sont même identifiables sur les broderies : les anglo-saxons sont représentés avec une moustache et des cheveux longs, à pieds, la hache à la main, tandis que les normands, à cheval, ont la nuque rasée et pourfendent leurs adversaires de leurs lances. Ces derniers crient « Dex aïe ! », à la fois invocation à Dieu, appel à l’aide, et cri d’encouragement. Mais finalement, Harold est tué par une flèche dans l’œil : le parjure est puni ! Les troupes anglaises opèrent une retraite désastreuse dans la panique, et … c’est la victoire pour les Normands !

La scène des Anglais en fuite clôt le récit de la tapisserie. Pourtant, il manque les derniers mètres, perdus au cours des péripéties qu’a subies l’œuvre. On peut imaginer que le récit était à l’origine complété par le couronnement de Guillaume, le 25 décembre 1066, prenant ainsi le nom officiel de « Guillaume le Conquérant ». A la suite de la bataille d’Hastings, Guillaume va fonder un royaume anglo-normand extrêmement puissant, et c’est depuis cette conquête que la langue de l’élite anglo-saxonne est le normand, d’où la devise royale anglais encore aujourd’hui en français « Dieu est mon droit ».

 Une œuvre de propagande

Cette broderie narrative mesure 68 m de long et est composée de neuf panneaux en toile de lin reliés. Il s’agit d’une œuvre monumentale visant précisément à raconter un seul événement : la bataille d’Hastings. Pourquoi une telle entreprise ?

En réalité, les historiens émettent encore des doutes quant aux origines de la commande de cette tapisserie. L’hypothèse la plus probable veut que le commanditaire ait été Odon, évêque de Bayeux et demi-frère de Guillaume, dans l’objectif d’orner la Cathédrale de Bayeux en 1077. En effet, cette hypothèse est renforcée par le fait qu’Odon est un personnage très représenté dans la tapisserie alors que son rôle dans l’événement historique n’est que secondaire. La visée de cette tapisserie ne serait alors pas seulement de raconter une histoire, mais ce serait avant tout une œuvre de propagande visant à rendre la conquête de Guillaume légitimepar son exposition dans un lieu religieux, la Cathédrale. Cette perspective est certes moins romantique que la légende développée au XIX siècle à travers la dénomination « Tapisserie de la Reine Mathilde », voulant que ce soit la reine Mathilde et ses suivantes qui aient brodé la tapisserie, à l’image de Pénélope attendant le retour d’Ulysse.

Un document historique et artistique

626 personnages, 202 chevaux, 37 édifices, le tout brodé avec dix fils de laine… Cette tapisserie est un magnifique chef-d’œuvre de l’art roman du XIèmesiècle. En fait, l’appellation « tapisserie » est erronée, puisqu’il s’agit en réalité d’une broderie si l’on observe la technique utilisée : en effet, l’utilisation de quatre points de broderie différents donne à cette réalisation un étonnant relief, et lui confère son caractère unique. Mais bon, même s’il s’agit d’une broderie, la monumentalité de cette œuvre courant sur 70 m de murs lui vaut bien son nom de tapisserie !

Au-delà d’être un bel objet artistique, la Tapisserie de Bayeux est également un précieux document historique, en ce qu’elle offre un formidable témoignage sur l’époque médiévale. Elle nous livre des informations architecturales, par exemple sur la manière dont on construisait les fortifications militaires de l’époque, appelées « motte castrale ». On y voit même le Mont-Saint-Michel ! Elle représente également une source ethnographique intéressante sur la vie des armées, le port des armes (lance pour les Normands, hache pour les Anglais), les différents équipements comme le haubert, etc… Les navires ressemblent à des drakkars vikings, avec des dragons en figures de proue. Pas étonnant, si l’on se rappelle que le peuple normand est issu des invasions vikings sur les côtes françaises à partir du IXèmesiècle !

Le Mont Saint Michel sur la Tapisserie

Pourtant, ce document historique n’est pas si clair, et reste encore aujourd’hui une énigme… Que signifient ces figures sur les frises entourant la bande centrale ? On y trouve des animaux réels ou imaginaires… Oh tiens, un corbeau et un renard ! Et là le loup et l’agneau ! Quelle œuvre visionnaire, six siècles avant La Fontaine ! En fait, ces fables ont été écrites dans l’Antiquité par le poète Esope, avant d’inspirer notre célèbre poète français. Mais alors pourquoi l’auteur de la tapisserie les a illustrées en marge de la scène de bataille centrale ? Nul ne le saura…

Un objet de manipulation politique

Si la tapisserie est parvenue jusqu’à nous, c’est bien le fruit d’un miracle ! Elle a eu une histoire bien mouvementée… Elle est d’abord restée sept siècles dans son lieu d’origine, à la Cathédrale de Bayeux, où elle était tendue une fois l’an dans la nef et était conservée le reste de l’année dans un coffre en bois. Elle est saisie à la Révolution par la Commission des Arts pour assurer sa protection puisque selon la légende, elle aurait failli être découpée pour bâcher les chariots des soldats mais fort heureusement, un homme censé empêcha le désastre. Elle est instrumentalisée en 1803 par Napoléon pour orner son nouveau musée : serait-ce là une légitimation pour aller conquérir l’Angleterre ? Puis elle est rendue à Bayeux dès 1812 où elle est exposée à l’Hôtel de Ville tous les ans en septembre, se déroulant à l’aide d’une manivelle…

C’est au cœur de la Seconde Guerre Mondiale que la Tapisserie de Bayeux va être particulièrement convoitée. Elle est mise en sécurité dans un abri souterrain dès 1938, mais très vite, la portée politique de cette œuvre intéresse les Nazis, qui confient son étude à des équipes allemandes spécialisées. Elle est transférée en différents endroits avant de finir au Louvre, où elle fait l’objet d’une exposition en novembre 1944. S’agit-il de célébrer à travers le souvenir de la victoire normande une nouvelle victoire française ? Encore une fois, la tapisserie sert une visée politique… Elle est enfin renvoyée en mars 1945 à Bayeux, où l’on peut encore aujourd’hui la voir exposée dans l’Ancien Grand Séminaire.

Pour montrer encore l’actualité de cette tapisserie, on peut lire sur le mémorial militaire britannique de Bayeux : « Nous, vaincus par Guillaume, avons libéré la patrie du vainqueur » …

Ainsi, ce bel objet artistique que l’on peut admirer à Bayeux recèle une histoire passionnante, objet de manipulation politique, de détournement idéologique… Aujourd’hui, il s’agit de prêter cette œuvre, support de fierté nationale pour les Français, à l’Angleterre, dans un contexte désormais pacifié entre les deux pays. Le prêt ne devrait pas intervenir avant 2022 ou 2023, date à laquelle le musée sera fermé pour la construction d’un nouveau musée. Toutefois, il s’agit là bien d’un prêt seulement, et non d’une restitution, car, quoiqu’en disent les Anglais, la Tapisserie de Bayeux est bel et bien française !

Pour aller plus loin

Par Isaure de Montbron pour Héritages