24 décembre 1914. Plus de 300 000 morts et le conflit s’enlise. Cela fait maintenant cinq mois que l’Europe est à feu et à sang.
Depuis août, des milliers de soldats ont quitté leur famille entre résignation, consternation et devoir, mais dans l’idée qu’ils seraient de retour chez eux, avant Noël. Un soldat français écrit alors à sa femme : « Ma chère femme, ne t’ennuies pas trop car il n’y en aura pas pour longtemps », tandis qu’un autre soldat, galvanisé par la ferveur patriotique, confie : « On entend le canon, mais tout ça ne désespère pas la troupe. Ne te fais pas de mauvais sang, nous reviendrons glorieux ».
Cependant, ce qui ne devait être qu’une « courte guerre » se transforma en pire boucherie que l’histoire ait connue jusqu’alors. Aux pertes humaines considérables se mêlent de terribles conditions de vie : le froid, la boue, la faim, la solitude, la peur, la grêle, l’insalubrité, et surtout, les obus qui mutilent et torturent plus qu’ils ne tuent. Les soldats, épuisés et choqués par la violence du conflit, font face à une inhumanité sans précédent dans l’histoire européenne. Dans une lettre en date du 14 octobre 1914, le soldat allemand Franz Blumenfeld confie à son épouse : « J’ai peur de perdre ma foi dans l’humanité, en moi-même, ou bien qui existe dans ce monde (…) Que me sert d’être épargné par les balles et les obus, si je perds mon âme ».[1]
Alors que le désespoir envahit les troupes, un miracle se produit en ce soir de 24 décembre 1914. Sur certaines parties du front, l’horreur s’arrête et le temps se suspend. François Guilhem, mobilisé en Artois, raconte à sa femme : « Chère Augustine, je me rappellerai longtemps de cette nuit de Noël : par un clair de lune comme en plein jour, une gelée à pierre fendre, nous sommes allés vers les 10 heures du soir porter des poutres dans les tranchées ; quel n’a pas été notre étonnement d’entendre les Boches chanter des cantiques dans leurs tranchées ; les Français dans les leurs, puis les Boches ont chanté leur hymne national et ont poussé des hourrah ; les Français ont répondu par le Chant du départ ; tous ces chants poussés par des milliers d’hommes en pleine campagne avaient quelque chose de féerique. »[2]
Sur un autre point du front, le soldat anglais Graham Williams assiste également à une scène émouvante : « les Allemands chantaient une de leurs chansons, nous une des nôtres, jusqu’à ce que nous entamions O Come All Ye Faithful, et que les Allemands reprennent avec nous l’hymne en latin Adeste Fideles. Et alors je me suis dit : eh bien, c’est vraiment une chose extraordinaire – deux nations chantant le même chant de Noël en pleine guerre. »[3]Ailleurs, les notes de « Stille Nacht » résonnent.
Et près de Ploegsteert, au nord de la frontière franco-belge, les soldats allemands et britanniques se sont retrouvés au milieu d’un no man’s land dévasté par les obus pour échanger des cigarettes, du chocolat, et se serrer la main[4]. On discute, on boit, on communie, on joue au football (les Tommies contre les Fritz !), et on oublie un instant la guerre. Alors qu’on échange des souvenirs, un Allemand se rend compte qu’il a fréquenté le salon de barbier tenu par le parrain de son ennemi. Et, chose extraordinaire, on va même jusqu’à se prévenir des futures attaques, ce qui fit dire à un soldat anglais : « Je suis sûre que si cela dépendait des hommes, il n’y aurait jamais eu de guerre ».
Ces cessez-le-feu ont également permis aux deux camps de pouvoir enterrer dignement leurs camarades tombés au combat, le no man’s land étant devenu un cimetière à ciel ouvert.
Cette trêve dura plusieurs jours, prit différentes formes selon les endroits, et ne concerna pas l’ensemble du front. Cependant, cette proximité inquiéta très fortement le haut commandement qui prit des mesures pour sanctionner ces élans de fraternisation. Des pressions énormes s’exercèrent sur les troupes : la guerre doit absolument reprendre.
A l’approche d’un nouveau Noël en 1915 dans les tranchées, le commandement est conscient que la situation est propice à l’instauration d’une trêve spontanée. Le général en chef Sir Douglas Haig anticipe et donne de nouveaux ordres : « Je vous donne l’ordre strict de punir toute tentative de communiquer avec l’ennemi par signe, par la parole ou par quelque moyen que ce soit »,tandis que les ordres allemands et français sont encore plus clairs : toute tentative de fraternisation sera considérée comme relevant de la haute trahison, passible de peine de mort. Si des moments de fraternisations ont quand même existé jusqu’en 1918, plus aucun Noël ne prit l’aspect de celui de 1914.
La Noël 1914 est un bel exemple d’humanité au cœur de l’horreur des tranchées. Le visage de l’ennemi prit la forme de celui d’un homme, peu différent de celui du camarade qu’il soit Français, Anglais ou Allemand. Cependant, après avoir partagé ces moments de paix, ces mêmes hommes s’entretueront jusqu’en 1918 faisant plus de 18 millions de morts.
[1]Lettre de Franz Blumenfeld (Deutsches Heer), adressée à sa femme, en date du 14 octobre 1914, https://www.evolution-101.com/lettre-dun-soldat/
[2]Lettre de François Guilhem, adressée à sa femme, en date du 25 décembre 1914, https://www.crid1418.org/temoins/2013/04/24/guilhem-francois-1886-1945/
[3]Graham Williams, 5th Battalion London Regiment (London Rifle Brigade), BBC TV, 1981.
[4]Lettre de Oswald Tilley de la London Rifle Brigade dans le livre « Frères de tranchées »
Par Océane Guichard