Héritages

Charlemagne, d’empereur à légende d’occident

20/02/2022 | by HERITAGES_OFF

Charlemagne résonne aujourd’hui comme un nom mythique, quasiment légendaire. Celui d’un empereur, d’un grand conquérant, l’un des fondateurs de la monarchie française, du Saint-Empire et même de l’Europe. Dans sa tentative d’écrire un roman national poétique, M. Marchangy écrivait en 1819 « Charlemagne s’élève au-dessus de ses prédécesseurs, de ses contemporains, de ses descendants, et paraît sur les limites qui séparent les temps anciens des temps modernes comme un être vu de tous les âges » (1). Si l’empereur à la « barbe fleuri » obtient le rôle d’un personnage éternel aux yeux des penseurs du XIXème siècle, c’est en raison de sa légende qui, au cours des siècles, a dépassé de loin la réalité historique.

Charlemagne, de son véritable nom Carolus, naquit à une date incertaine, possiblement le 2 avril 742, dans l’Aisne ou l’Oise. Fils de Pépin le Bref, petit fils de Charles Martel, Charlemagne s’attela à poursuivre l’œuvre de ses aïeux une fois couronné, c’est-à-dire renforcer la légitimité de sa lignée sur le trône et consolider un royaume morcelé. Pour accomplir ce dessein, Charlemagne s’est appuyé premièrement sur la conquête, deuxièmement sur l’Église et notamment la relation étroite qu’il entretien avec la papauté. Ainsi, la mort de son frère Carloman en 771, lui permet de réunifier l’entièreté du territoire franc sous son égide. A la tête d’un important royaume, il se lance dès 772 à la conquête de la Saxe, tant d’un point de vue militaire que religieux. L’année suivante, il défait les Lombards en Italie et devient leur roi, tout en permettant la création des États pontificaux. Repoussant les Sarrasins aux portes de l’Espagne, il parvint aussi à triompher des Avars tout en leur faisant adopter la foi chrétienne. Ces nombreuses conquêtes furent toujours empreintes d’une conception religieuse. Le christianisme fut en effet le fondement de l’empire de Charlemagne ainsi que le fer de lance de l’unification de cette mosaïque de peuples barbares. Le couronnement du 25 décembre 800 découle de ce processus où la conquête et la religion ont parachevé d’asseoir la légitimité du carolingien comme le digne successeur de César et d’Auguste. Charlemagne fut ainsi couronné à Rome comme le nouvel empereur chrétien de l’occident, restaurateur d’un empire qui n’avait perduré qu’en Orient.

Charlemagne par Albrecht Dürer (1511)

L’empereur, décédé en 814, est inhumé sous le pavement de la chapelle Palatine à Aix-la-Chapelle. Le Charlemagne historique s’en étant allé, pouvait commencer sa légende mythique. En effet, aux maigres sources historiques sur son règne s’ajoute un éloignement dans le temps qui permit à tous les âges et toutes les causes de se réapproprier le personnage. Ainsi, le nom de Charlemagne s’est paré d’imaginaire et de sacralité, mais fut surtout manié par la majorité des grandes causes qui ponctuèrent notre histoire. Parce qu’il fut considéré comme un fondateur, l’empereur franc fut employé comme un argument d’autorité par excellence pour légitimer l’instauration d’un nouveau régime politique, la restauration d’un empire, la promotion d’un idéal, la défense du christianisme ou même la création de l’Europe. Considérant que le Charlemagne mythique mérite la même attention que le Charlemagne historique, nous vous proposons un voyage à travers les siècles pour en découvrir les multiples aspects.

CHARLEMAGNE COMME CHEF POLITIQUE – Un grand réformateur

Les premiers carolingiens, héritant d’un empire considérable, se lancent dans une série de mesures dans le but de faciliter l’exercice du pouvoir impérial. Si cette « renaissance carolingienne » s’étend officiellement jusque sous le règne de Charles II le Chauve, c’est bien le grand-père de celui-ci, Charlemagne, qui est le premier à réformer l’Empire franc. L’une des réformes les plus significatives est celle de la création avant l’an 802 des ‘fonctionnaires impériaux’, les missi dominici, littéralement les « envoyés du seigneur », qui doivent transmettre les missives aux comtes, agents du royaume, dans tout le pagus (2). L’Empereur attachait une grande importance aux lettres. Il s’entoure très vite de plusieurs clercs, intellectuels et lettrés comme Alcuin, mais l’Empire reste dans sa grande partie inculte et analphabète. C’est ainsi que Charlemagne lance également une réforme sur l’éducation en facilitant l’apprentissage du latin aux jeunes moines et à la noblesse. Ces structures apparaissent au sein même des monastères dans lesquels les religieux font eux-mêmes l’éducation des plus jeunes.

Charlemagne et Alcuin, Jean-Victor Schnetz (1830)

Parallèlement, Charlemagne et Alcuin instaurent la minuscule caroline, apparue à la fin du VIIIe siècle afin d’établir une uniformisation dans l’écriture, notamment dans les actes royaux. L’écriture caroline succède à son investigateur puisqu’elle domine les chartes jusqu’au XIIe siècle (3). Près de sept cents ans plus tard, François Ier s’inspire de Charlemagne lorsqu’il ratifie l’ordonnance de Villers-Cotterêts à l’été 1539. Par cette réforme de l’écriture et du langage, les actes notariés comme les contrats de mariage doivent dorénavant être rédigés en français et non plus en latin (4). C’est dans cette mesure que François Ier se positionne en digne successeur de Charlemagne en réorganisant la manière d’écrire : l’un instaure une nouvelle écriture, l’autre impose une autre langue que le latin. François Ier s’inscrit alors dans la continuité de Charlemagne et se veut l’héritier de l’Empereur des francs.

Se rattacher à son lignage

Si les lois franques imposent le partage du territoire entre les héritiers d’un défunt souverain, les Capétiens rompent avec cette tradition égalitaire. L’objectif est de limiter la fracturation d’un héritage commun et de mettre un terme à des luttes intestines qui gangrènent la même communauté durant plusieurs années. Cette nouvelle manière d’unifier le royaume dès l’avènement du fils aîné du défunt souverain s’inscrit, là encore, dans la volonté de conserver l’héritage carolingien. De plus, lors de leur arrivée sur le trône de France, les Capétiens furent considérés par le parti carolingien, comme des usurpateurs. Afin d’affirmer leur légitimité, ils se sont efforcés de se rattacher à la dynastie carolingienne et à l’héritage de Charlemagne en le glorifiant comme un fondateur de la monarchie française. Lorsqu’ Otton Ier génère au fur et à mesure le Saint-Empire Romain Germanique, dans la seconde moitié du Xe siècle, le nouvel Empereur se positionne comme le successeur légitime de Charlemagne et à plus long terme, comme le successeur des anciens empereurs romains. Cette prospérité impériale débouche sur une nouvelle stabilité et une pacification du territoire (5). Bien des siècles plus tard, lorsque Napoléon Ier se fait couronner Empereur des Français par le pape Pie VII en décembre 1804 – soit mille et quatre ans, mois pour mois, après Charlemagne – le premier Consul imite l’Empereur carolingien, couronné par le pape Léon III à Rome. Là encore, Bonaparte, légitime son propre empire en utilisant les codes de l’Empire romain antique et s’inscrivant dans la logique impériale carolingienne fondée au début du IXe siècle.

CHARLEMAGNE COMME CHEF DE GUERRE – Evangéliser, diffuser une vision du monde

L’empire de Charlemagne s’est fondé sur la conquête militaire, que cela soit pour acquérir de nouveaux territoires, pour sécuriser les marches de l’Empire ou encore pacifier les territoires conquis. Néanmoins, la plupart des opérations militaires se firent avec la bénédiction de l’Église, telle que la campagne contre les Saxons en 772, qui au-delà de l’aspect militaire, impliquait de convertir ce peuple païen au christianisme. Ainsi, Charlemagne reste dans les mémoires comme un roi « très chrétien », défenseur de la foi catholique, élément que l’on retrouve dans les contes populaires, mais aussi à plus haut niveau, puisque les rois de France firent appel à la figure de Charlemagne lors des croisades. En effet, les croisades mêlèrent les campagnes militaires à un objectif purement religieux, c’est-à-dire la conversion. L’Église et les souverains justifièrent les croisades par le concept de « guerre juste », aussi été employé par Charlemagne. Il apparaît ainsi comme le modèle du guerrier évangélisateur, menant ses campagnes pour sa gloire terrestre ainsi que la gloire céleste. Mais cette vision évangélisatrice peut aussi laisser place une vision expansionniste de la guerre. En effet, tout comme Charlemagne, l’Empire de Napoléon Ier (1804-1815) s’est construit sur la volonté d’étendre un idéal, cette fois-ci non pas religieux mais inspiré des idées révolutionnaires. Napoléon s’est d’ailleurs assimilé à l’empereur carolingien pour justifier ses volontés hégémoniques à travers la refonte d’un empire occidental et la diffusion un modèle politique et social unique. La figure de Charlemagne fut également réemployée par le IIIème Reich dans le cadre de leur conquête idéologique de l’Europe à partir de 1939. Il s’agissait pour les nazis d’utiliser l’empereur franc comme ancêtre commun du peuple français et du peuple allemand. En effet, la division Charlemagne de la Waffen-SS était intégralement composée de français volontairement engagés.

Emblème de la 33e division SS Charlemagne

CHARLEMAGNE COMME SYMBOLE LITTÉRAIRE

Du Moyen-Âge à la Renaissance : l’importance des chansons de geste

Charlemagne fut un des personnages les plus populaires du folklore historique (6). De sa mort, en 814, à la fin du XIXe siècle, il a eu un rayonnement sans pareil dans la culture française, à la charnière de l’histoire, du mythe et de la poétique (7).

La légende de Charlemagne se développe rapidement après sa mort. Deux textes fondamentaux, écrits au IXe siècle, participent à la diffusion de cette légende. La Vie de Charlemagne d’Eginhard a une grande influence sur les représentations de l’empereur dans les siècles qui suivent. Quant au texte de Notker le Bègue, la Gesta Karoli Magni, il regorge de plusieurs anecdotes encore connues de nos jours, idéalisant et glorifiant l’empereur. C’est notamment à lui que l’on doit le mythe de Charlemagne, fondateur de la première école.

Cette légende littéraire prend rapidement le dessus sur le Charlemagne historique pour atteindre son apogée au XIIe siècle avec les chansons de geste. Longs poèmes chantés, ces chansons racontent les hauts faits, les exploits chevaleresques de héros ou de grands personnages de l’histoire. La plus célèbre et la plus ancienne d’entre elles est la Chanson de Roland qui a pour héros principal Charlemagne. Dans ces chansons, Charlemagne apparaît comme l’incarnation de l’idéal chevaleresque : un guerrier vainqueur à la barbe fleurie (qu’il n’avait probablement pas), entouré de ses fidèles barons prêts à mourir pour lui, protecteur de l’Église et de la foi contre les païens et les infidèles (entre autres les Sarrasins). Très populaires au XIIe siècle, ces chansons s’essoufflent au siècle suivant. La fascination autour de Charlemagne perdure cependant jusqu’au début du XVIe siècle, présente par exemple dans la réalisation de vitraux, comme ceux de la cathédrale de Chartres, ou par la réédition, en prose, de ces chansons de geste à plusieurs reprises.

Vitraux de la cathédrale de Chartres représentant la vie de Charlemagne

Du Charlemagne romantique au Charlemagne historique

Les XVIe, XVIIe et XVIIIsiècles ne sont pas tendres avec Charlemagne. Tantôt critiquée, tantôt effacée, tantôt remythifiée, la figure de Charlemagne se retrouve quelque peu délaissée au profit des héros antiques. Cela change au XIXe siècle. En dehors de la sphère politique, la figure de l’empereur et notamment de son tombeau à Aix-la-Chapelle reviennent souvent dans la littérature romantique. Héros fondateur de la culture française, on le retrouve aussi bien chez Victor Hugo (HernaniLa légende des siècles) que chez François-René de Châteaubriant (Mémoires d’outre-tombe) ou Alexandre Dumas (Chronique de Charlemagne).

Pour autant, à la fascination des romantiques s’oppose, avec peu d’effet, la virulence de Michelet. Condamnant la légende, l’historien s’efforce de détruire le mythe de Charlemagne qu’il considère avant tout comme un Allemand. Mais c’est surtout l’invasion allemande et la défaite de 1870 qui donne le coup de grâce à cette fascination française pour un empereur trop germanique. Devenu objet d’études, en histoire, en littérature et en philologie (étude des langues), le personnage historique est cédé aux Allemands, mais l’on en conserve l’héritage littéraire, celui des chansons de geste. Le Charlemagne de la IIIe République n’est donc plus le Charlemagne conquérant, défenseur de la foi. Au moment de l’apparition d’une éducation nationale et gratuite, on préfère voir en lui le fondateur de la première école (8).

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la figure de l’empereur carolingien endossa un nouveau rôle : celui de père de l’Europe. Ainsi, Charlemagne ne fut plus perçu comme uniquement français ou allemand, mais comme complètement européen. Le prix Charlemagne décerné à Aix-la-Chapelle, récompensant les personnalités qui œuvrent pour l’unité européenne, vise en effet à revêtir l’Europe de la dimension symbolique de l’empereur et d’un fondement historique. La légende de Charlemagne, si riche et remodelée au fil des siècles, s’est progressivement essoufflée au XXème siècle (9) pour laisser place au Charlemagne historique. Toutefois, malgré la distance que nous avons désormais avec ces mythes, la légende Charlemagne se déploie toujours dans nos imaginaires et nos inconscients collectifs.

Bibliographie

BURHER-THIERRY Geniève et MERIAUX Charles, « La France avant la France » dans Histoire de France sous la direction de Joel Cornette, édition Belin, Paris, 2014, pages 331 à 341 puis page 445

DURAND-LE GUERN, Isabelle, and BERNARD RIBEMONT. Charlemagne Empereur Et Mythe D’Occident. Paris, Klincksieck, 2009. Les Grandes Figures Du Moyen âge 3.

FAVIER Jean, Charlemagne, Paris, Fayard, 1999.

HELARY Xavier : « Du Royaume des Francs au royaume de France Ve-XVe s », Histoire Militaire de la France, tome 1 : Des Mérovingiens au Second Empire, sous la direction de DREVILLON Hervé et WIEVORKA Olivier, édition Tempus Perrin, Paris, 2021, pages 35 à 38.

MINOIS, Georges. « 1 – Le mythe de Charlemagne : mille ans de métamorphoses (1000-2000) », Charlemagne. Sous la direction de Minois Georges. Perrin, 2014, pp. 11-76.

MORRISSEY, Robert John. L’empereur à La Barbe Fleurie Charlemagne Dans La Mythologie Et L’histoire MORRISSEY Robert, « Charlemagne » dans Les lieux de mémoire, III. Les France 3. De l’archive à l’emblème, sous la direction de Pierre Nora, Paris : Gallimard, 1992, p.631-673.

RICHE, Pierre. Les Carolingiens Une Famille Qui Fit L’Europe. Paris, Hachette, 1992. Collection Pluriel 8606.

ZINK Michel, Littérature française du Moyen Age, Paris, PUF, 2004.

 

Sources

(1) Louis-Antoine-François de Marchangy, La Gaule Poétique, 2001, Paris C-F Patris, Chaumerot, 1819, t.3, p.5

(2) Territoire sous l’autorité d’un comte à l’époque Carolingienne. MINOIS (Georges), Histoire du Moyen Âge, Paris, Perrin, 2016, page 810.

(3) PARISSE (Michel), Manuel de paléographie médiévale, Paris, Picard, 2006, page 71.

(4) CORNETTE (Joël), L’affirmation de l’État absolu, 1492-1652, Paris, Hachette Livre, 2013, page 100.

(5) ISAÏA (Marie-Céline) (dir.), Pouvoirs, Église et société, France, Bourgogne, Germanie, 888-1120, Paris, Atlande, 2009, page 91.

(6) MORRISSEY Robert, « Charlemagne » dans Les lieux de mémoire, III. Les France 3. De l’archive à l’emblème, sous la direction de Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1992, p.631.

(7) MORRISSEY Robert, L’Empereur à la barbe fleurie : Charlemagne dans la mythologie et l’histoire de France, Paris, Gallimard, 1997, p.330.

(8)MORRISSEY Robert, L’Empereur à la barbe fleurie, opus cit., p. 413

(9) DURAND-LE GUERN Isabelle & RIBEMONT Bernard, Charlemagne, empereur et mythe d’Occident. Paris, Klincksieck, 2009. Les Grandes Figures Du Moyen âge 3, p 287.

Par Pauline Dukers, Emilien Vaille, Florence Trabaud, Lucas Bertrand