D’héritier présomptif à prince en exil, de président de la République à Empereur des français, le jeune Charles Louis Napoléon Bonaparte, né en 1808, a tout d’un héros romantique (1). Hélas, de lui on ne retient bien souvent que ses échecs et sa disgrâce lors de la défaite de Sedan en 1870. La critique laissée par ses adversaires, notamment Victor Hugo, est abondante. Ternie par la légende noire de son souverain, la période est pourtant très riche en urbanisme, sciences, loisirs, arts, littérature… En deux décennies, la France connaît de nombreux bouleversements, encouragés par l’empereur. Cette volonté du pouvoir impérial, autoritaire puis libéral, a un impact important sur ses sujets, et plus particulièrement dans les grandes villes comme Paris. C’est le début de la modernité.
“Pour embellir Paris, il y a plus à démolir qu’à bâtir†se serait exclamé Napoléon Ier (2). Son neveu, Napoléon III, reprend cette idée pour faire de Paris la vitrine, prospère, de son nouveau régime. Pendant près de dix-huit ans, Paris devient un chantier à ciel ouvert la transformant durablement. Pour autant, les travaux de modernisation de la ville sont envisagés dès le début du XIXe et théorisés dans les années 1840. Les projets pour améliorer la capitale sont multiples, mais aucun gouvernement jusqu’alors n’avait réussi à réaliser ce projet titanesque. Il s’agira d’une des priorités de Napoléon III. Il faut dire qu’à son arrivée au pouvoir, la population parisienne fait face à plusieurs difficultés dans cette ville à l’aspect encore médiévale : difficulté de circulation des personnes et des marchandises dans le centre de Paris (rues trop étroites) et abandon de celui-ci par les populations aisées, insalubrité, problèmes d’hygiène résultant en des épidémies constantes comme le choléra en 1832 et en 1849, quartiers trop denses et difficiles d’accès, augmentation de la population…Il y a à faire. S’inspirant du modèle de la ville de Londres, où il a vécu, l’empereur souhaite résoudre ces problèmes quitte à repousser les populations ouvrières et d’artisans vers les quartiers excentrés (3). Mais il souhaite aussi, dans un second temps, faciliter le mouvement des troupes militaires en cas d’insurrection.
Pour réaliser ces travaux, Napoléon III fait appel en 1853 au préfet Georges-Eugène Haussmann. En collaboration étroite avec l’empereur, Haussmann travaille à la transformation de Paris. Pour ce faire, il favorise le système des percées qui consiste à ouvrir une voie nouvelle dans un tissu urbain déjà existant en ayant recours à l’expropriation (à l’amiable ou forcée) (4). Cela lui vaudra quelques hostilités : « Attila de l’expropriation », « éventreur », les sobriquets ne manquent pas. Haussmann devra également faire face à d’autres hostilités concernant, cette fois-ci, sa gestion financière des travaux. En effet, pour les réaliser, il a recours à plusieurs types de financement de manière opaque et onéreuse (emprunts colossaux, concessions auprès de compagnies privées prenant en charge le coût des travaux…). Le coût total des travaux étant estimé à plus de deux milliards et demi de francs. Cela lui permet de faire face à l’ampleur de la tâche confiée et de réorganiser les services municipaux en s’entourant d’hommes nouveaux (5) : Eugène Deschamps pour les percées, Victor Baltard pour l’architecture, Adolphe Alphand et Gabriel Davioud pour les Promenades et Plantations, ou encore Eugène Belgrand pour le Service des eaux. Ce dernier est d’autant plus important qu’il participe à la mise en Å“uvre d’un autre grand chantier d’Haussmann : le système d’alimentation en eau potable de Paris. Belgrand va encore plus loin en instaurant la collecte des eaux usées à l’aide d’un réseau de galeries souterraines permettant leur évacuation.Â
Les travaux d’Haussmann, bien que choquant les Parisiens, ont donc le mérite de répondre aux volontés de l’empereur et d’améliorer le quotidien des habitants, notamment les plus aisés. Mais plus que cela, ils réorganisent les espaces de la ville et redéfinissent le paysage urbain. Les percées engendrent des lotissements et ces mêmes lotissements à l’aspect uniforme engendrent une cohésion architecturale dans la ville. Cette réorganisation permet de mettre en valeur les monuments déjà existants comme le Panthéon ou d’en créer d’autres comme la Fontaine Saint-Michel. Haussmann souhaite ainsi banaliser les monuments dans le paysage urbain pour faire de la ville même un monument. Ce paysage est également caractérisé par des avenues bordées d’arbres, de squares et de nouveaux parcs comme les Buttes-Chaumont. La réorganisation des bois de Boulogne et de Vincennes offre aussi aux Parisiens un nouveau confort dans leur vie quotidienne mais surtout de nouveaux loisirs.
L’empire de Napoléon III signe en effet le début d’une modernisation profonde de la France et de la vie quotidienne de ses habitants. En passant par le renouveau de l’urbanisme mais aussi par l’encouragement de l’industrie et des progrès scientifiques, l’Empereur cherche à rattraper le retard industriel que la France a accumulé à cause des vicissitudes de son histoire mouvementée. En 1855 se tient la première exposition universelle française, quatre ans après la première d’Europe, organisée par les Anglais. Cet événement exposant les merveilles artistiques, techniques et agricoles de France agita la vie parisienne pendant près de six mois et attira plus de cinq millions de visiteurs. Elle fut surtout l’occasion de donner à la France l’étoffe d’une grande puissance en la mettant au même niveau que ses voisins d’outre-manche. En 1867 une nouvelle exposition universelle marque l’âge d’or du Second Empire et de son économie libérale. Le champ de Mars est orné du gigantesque Palais de l’Omnibus aux murs arrondis fait de verre et d’acier. Ces expositions donnent lieu à de nombreuses inventions primées comme les piles Lelanchés (1867). Ces événements marquent aussi bien les esprits, les livres d’histoire que les pellicules photographiques. En effet, les progrès scientifiques permettent aussi à la photographie de se développer et de devenir un véritable symbole de la modernité en ce qu’elle allie l’art à la technique.
Dans le même temps, le rapprochement de la France et de l’Angleterre, après plusieurs siècles de querelles, marque un tournant dans l’économie et le mode de vie de Paris. Cette alliance est scellée par un véritable symbole : la reine Victoria s’inclinant devant la tombe de Napoléon Ier lors de sa venue en 1855 (6). En 1860, le traité de Cobden-Chevalier réunit les marchés anglais et français et bouleverse leurs économies respectives. Le Second Empire est ainsi une période de grands progrès, techniques et scientifiques, qui touchent tous les aspects de la vie quotidienne des français et des parisiens. La Révolution industrielle amorcée au début du siècle ainsi que le libéralisme de l’économie du Second Empire modifient en effet profondément les façons de consommer et de vivre. Enrichie par l’industrie, la bourgeoisie cherche à adopter un mode de vie démonstratif et consomme bien plus que les générations précédentes. Objets manufacturés, livres, produits de luxe sont achetés en grand nombre, mais c’est surtout les vêtements qui s’arrachent. Le faste des toilettes s’exprime dans la mode de la crinoline, portée à la fleur de l’élégance par la Maison Worth qui habille notamment l’Impératrice Eugénie. Le créateur, d’origine britannique, sera l’un des fondateurs de la haute couture parisienne qui fait briller la capitale à l’international. Ainsi, sous le Second Empire, la capitale devient la vitrine de la puissance française à travers son urbanisme moderne et harmonieux, ses hôtels luxueux et ses magasins aux vitrines alléchantes.
La vie parisienne est également rythmée par l’apparition de nouveaux divertissements qui s’intègrent rapidement aux mondanités bourgeoises et aristocrates. Les transformations haussmanniennes permettent par exemple de s’adonner à la promenade. Cette activité réjouissante pour les élites dépassait le simple loisir pour devenir une parade sociale très codifiée. De la même façon, les fréquentes sorties à l’opéra étaient aussi une occasion de paraître en société. Le XIXème siècle diversifie et popularise l’opéra, si bien que les salles de Paris acquièrent une renommée internationale. Sous le second Empire, le théâtre est une institution ! Avant la construction de l’Opéra Garnier, les plus grands spectacles du Second Empire avaient lieu à l’Opéra Peletier, aujourd’hui disparu du paysage parisien. En outre, de nombreuses salles de théâtre ouvrent leurs portes au public parisien tels que le Théâtre Lyrique ou le Théâtre du Châtelet. Jacques Offenbach régnait en maître sur ces théâtres de boulevards en rendant le tragique comique dans ses opérettes et opéra-bouffe. Tandis que Orphée aux enfers pastichait la mythologie grecque, le rythme effréné du French Cancan faisait lever les jambes des dames. Les symphonies savantes des grands orchestres étaient laissées à Berlioz, qui sera cependant plus reconnu en Russie qu’en France pour son talent visionnaire. Le second Empire apparaît ainsi comme une époque ambivalente, où se côtoient le faste frivole des spectacles et la pauvreté toujours plus misérable des classes ouvrières. Malgré ces contrastes, le Second Empire semble être une prémisse de la belle époque (7), que la France connut à la fin du XIXème siècle.
Fier représentant de l’évolution des modes de vie d’une société qui s’embourgeoise, l’Opéra Garnier se dresse aussi comme un manifeste du style en vogue sous le second empire : l’éclectisme. Ce qualificatif peu précis désigne un art qui s’adapte au goût du XIXème siècle des formules de l’art classique, de la renaissance ou encore du gothique. Cet art, teinté d’historicisme, est particulièrement promu par Napoléon III au sein des nombreuses commandes publiques qui marquent son règne, dont fait partie l’opéra Garnier. En outre de la commande publique, la construction de résidences privées augmente grandement. Aristocrates et bourgeois enrichis par l’industrie s’adonnent à la construction de leurs demeures particulièrement éclectiques comme l’Hôtel Gaillard réalisé pour le régent de la banque de France. Cela n’empêche pas toutefois certains architectes à expérimenter plus de modernité en employant le verre et le métal. Victor Baltard agrandit par exemple les Halles de Paris avec des pavillons de fonte et de verre. Bien qu’elles soient encore empreintes d’ornements, ces innovations ouvrent la voie à une nouvelle architecture employant des matériaux modernes.Â
Depuis sa création sous le règne de Louis XIII, l’Académie de peinture et de sculpture dominait les arts et les carrières des artistes. Sous le second empire, elle est traversée par l’éclectisme qui, en peinture, fait la part belle aux scènes charmantes, orientalisantes ou à thèmes mythologiques. Paul Baudry, Grand Prix de Rome en 1850, en sera d’ailleurs un grand représentant. Encore empreint de romantisme, on retrouve également dans cet art un lyrisme poétique visible par exemple dans l’Ange déchu d’Alexandre Cabanel. Cet art aux inspirations riches, à la manière lisse fut injustement réduit au terme péjoratif d’art “pompier†et tomba rapidement dans l’oubli à l’aune de la peinture moderne. En effet, le système de l’académie ne tarda pas à être critiqué vivement par des artistes désirant plus d’indépendance. Les réalistes, dont le chef de file est Gustave Courbet, jettent un pavé dans la mare avec des Å“uvres montrant des scènes d’un quotidien non idéalisé, sans artifice. En 1863, le Salon des Refusés permit la présentation d’œuvres qui dépoussièrent les traditions de l’histoire de l’art. C’est ainsi que les réalistes mais aussi l’impressionnisme naissant ont pu se faire connaître du grand public. Si le Salon des Refusés cristallise les revendications des artistes modernes, il est aussi le lieu de vives polémiques qui ont ébranlé le monde de l’art. C’est notamment le cas du Déjeuner sur l’herbe de Manet au cÅ“ur d’ardents débats esthétiques et moraux (absence d’idéalisation du nu, exécution brute sans perspective, etc.). Ces peintres, qui s’écartent de la tradition artistique d’alors, empruntent ainsi de nouvelles voies, qui permettront à la peinture d’entrer dans la modernité.
Cette modernité dans l’art est exaltée par Baudelaire dans ses ouvrages de théorie et de critique artistique comme le Salon, paru en 1846. En parlant de l’héroïsme de la vie moderne, il clame que “la vie parisienne est féconde en sujets poétiques et merveilleux (8) » comme son amour ambigu pour « l’Infâme capitale (9)â€. Le XIXème siècle voit en effet les productions imprimées augmenter considérablement : poésies et romans en tous genres côtoient la presse officielle et les gazettes plus sulfureuses. Le roman, principalement, acquiert ses lettres de noblesse et la faveur du public, qui ne décroît pas malgré la succession des courants littéraires. Tout comme la poésie, il transcende les évolutions des modes de vie parisiens et de la société moderne. Victor Hugo en fera une critique acerbe en portraiturant la précarité parisienne dans Les Misérables (1861). Emile Zola, quant à lui, dresse sa fresque des Rougon-Macquart, dont l’ambition est de faire une “Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empireâ€. Cependant à la même époque, une censure importante limite l’expression et le potentiel créatif des lettrés. Le procès imposé à Flaubert après la publication de son roman Madame Bovary (1857) en est le meilleur exemple. Parallèlement, la société littéraire retrouve un semblant de liberté au sein des nombreux Salons de la capitale. Le Salon de la Princesse Mathilde permit la survie morale (10) des écrivains. S’y retrouvaient des auteurs éminents comme les Frères Goncourt. Dans le Salon de Julie Bonaparte, on pouvait croiser des poètes prometteurs, des diplomates ou encore des opposants au régime comme Adolphe Thiers. C’est dans l’ambiance feutrée des salons que se discutaient les grands enjeux de l’époque et que se rencontraient toutes les affinités politiques. Libéraux, légitimistes, bonapartistes et républicains prolongeaient la vie politique loin des places officielles toutes entières acquises à la cause de Napoléon III.Â
La chute du Second Empire ne met pas un terme à ces évolutions, au contraire. Les travaux d’Haussmann se poursuivent bien après la disgrâce de ce dernier et de son bienfaiteur. Les progrès techniques et scientifiques, ainsi que les courants artistiques et littéraires, se multiplient. La période, propice aux expérimentations jettent « les bases d’un monde nouveau : [celui] d’une société industrielle, [moderne], revêtue de verre et de métal (11) ».
Pauline Dukers et Florence TrabaudÂ
Notes de bas de pages
(1) Anceau, Eric. Napoléon III. Paris : Tallandiers, 2020, p.55.
(2) Ergasse, Corinne ; Mauduit, Xavier. Flamboyant Second Empire ! Et la France entra dans la modernité… Paris : Armand Colin, 2016, p.63.
(3) Pinon, Pierre. Atlas du Paris Haussmannien : la ville en héritage du Second Empire à nos jours. Paris : éditions Parigramme, 2016, p.92.
(4) Pinon, Pierre. op.cit., p.13.
(5)  Yon, Jean-Claude, Le Second Empire : politique, société, culture. Paris : Armand Colin, 2012, p.134.
(6) Galoin, Alain. « La visite de la reine Victoria en France (1855) », Histoire par l’image [en ligne], consulté le 28 avril 2022. http://histoire-image.org/fr/etudes/visite-reine-victoria-france-1855Â
(7) Kalifa, Dominique. « Le Second Empire, une « Belle Époque » ? », Histoire, économie & société, vol. 36, no. 3, 2017, pp. 61-71.
(8) Baudelaire, Dufaÿs. Salon de 1846, Chap. XVIII. De l’héroïsme de la vie moderne. Paris, 1846. https://gallica.bnf.fr/blog/09112021/charles-baudelaire-critique-dart?mode=desktop
(9) Baudelaire, Charles. Le spleen de Paris ou Les cinquante petits poèmes en prose de Charles Baudelaire, A la ville de Paris. Paris : éd. Emile Paul, 1917.
(10) Laisney, Vincent. « Une histoire des salons littéraires du XIXe siècle ? », Luc Fraisse éd., L’histoire littéraire à l’aube du XXIe siècle. Controverses et consensus. Presses Universitaires de France, 2005, pp. 199-206.
(11) Christ, Yvan. L’art Au XIXe Siècle 2 Du Second Empire à La Fin Du Siècle. Paris :Flammarion, 1981. Print. La Grammaire Des Styles.
Bibliographie :