Les assemblées littéraires tenues parmi les robes de taffetas, les habits brodés, les gilets de soie et les cheveux poudrés éclairent encore notre siècle de la pâle lueur des chandeliers des salons lambrissés de madame de Lambert. Les ombres géantes des noms les plus illustres du XVIIIe s’animent à l’évocation de la cour de Sceaux ou de Madame Geoffrin.
Le XVIIIe siècle, en effet, a vu naître dans des lieux de réunion mondains une émulation de l’esprit qui a donné la formidable Å“uvre – tellement vaste qu’elle est difficile à réunir sous le seul nom d’œuvre – des Lumières.
Les noms de Voltaire, Montesquieu, d’Alembert, Diderot, on ne peut plus familiers, dorent encore le blason de la France. Ils forment tous ensemble une société vivante sans doute, savante certainement, badine peut-être, moderne et philosophe surtout.
La mode des salons, rythmée par de charmants et désuets « mardis » de telle comtesse ou les « mercredis de madame unetelle », sera un terreau favorable à un véritable mouvement littéraire, un courant philosophique, en bref une pensée nouvelle dont on éclaire encore nos velléités humanistes.
La naissance des Salons et la philosophie des lumieres
Le crépuscule du siècle du Roi Soleil décentre peu à peu la bonne société de la lourde étiquette de Versailles pour la réunir dans des salons parisiens. On se rue d’abord à la cour de Sceaux, puis chez Madame de Lambert ou madame de Tencin. On se retrouve alors au club de l’Entresol et plus tard chez madame Geoffrin.
Le maître mot de ces salons, c’est l’art de la conversation. On doit savoir raisonner, argumenter, sans débattre. Les calembours et les traits d’esprit ne sont pas de mise. C’est le règne de la raison qui peu à peu s’installe. Chacun doit y converser pour s’y instruire et repartir content. Cet esprit, non plus seulement mondain, mais bien intellectuel, produit la rencontre et la fréquentation des grands noms avec des gens de lettres, des hautes figures de la cour avec des esprits libres.
Héritières des précieuses, qui se réunissaient dans la chambre Bleue de l’hôtel de Rambouillet, les premières assemblées littéraires des Lumières, se trouvent chez la duchesse du Maine, à Sceaux, « temple des galanteries délicates et des gracieuses frivolités ». Dès 1699 et jusqu’en 1753, à la mort de la Duchesse, ce sont en partie des fêtes fastueuses, des « grandes nuits » où l’on joue du théâtre : les pièces sont écrites pour l’occasion et sont jouées à la lueur des flambeaux. Il se crée alors, en parallèle de la toute puissante Académie des Lettres, une production littéraire mondaine et libre de toute permission royale.
Pourtant, c’est dans ces salons aussi que l’on fera la pluie et le beau temps pour les élections à l’Académie. Madame de Lambert, Anne-Thérèse de Marguenat de Courcelles, qui tiendra son salon dans l’hôtel de Nevers, de 1710 à 1733, secondée par Bernard Le Bouyer de Fontenelle, règne sur tout un petit monde d’académiciens, accourant à ses invitations : « il fallait passer par elles pour aller à l’Académie » disait son ami le Président Hénault, célèbre écrivain. C’est chez elle que les règles de la bonne conversation sont établies et respectées. Le mardi, elle reçoit son cercle de proches, le mercredi, des auteurs nouveaux soumettent au regard critique des académiciens leurs écrits. Ainsi tous se croisent, conversent souvent, dans une courtoisie que surveille étroitement Madame de Lambert, et créent ainsi l’image d’une bonne société raffinée, curieuse et éclairée.
Les salons des Précieuses deviennent donc vite les salons des Lumières prenant souvent un tournant politique. Ils se trouvent au cœur des débats qui animent Paris et Versailles, comme les réunions chez Madame de Tencin, mère du non moins célèbre d’Alembert.
Claudine Guérin de Tencin (1682-1749), maîtresse du Régent, côtoie vite les cercles du pouvoir et s’y trouve tout à fait à son aise. Elle ouvre son salon aux adeptes de Law et ses spéculations dont on sait qu’elles seront désastreuses. Néanmoins le Salon ne perd pas son aura et il sera très vite le lieu non plus de spéculations financières mais de raisonnements philosophiques et politiques, en vogue avec l’esprit du temps. On dira de ses murs, rue Saint-Honoré, qu’ils étaient le « bureau de l’esprit ». Et chez elle à nouveau on rencontre les inévitables Fontenelle, Marivaux, l’abbé Prévost, Montesquieu et autres têtes savantes et littéraires.
Les figures des Lumières
La fréquentation des proches de la cour avec les gens du monde, versés dans les affaires, dans les sciences ou dans la littérature, provoque une sensible évolution dans les sphères intellectuelles. Peu à peu la censure s’assouplit.
La figure de Fontenelle, à la fois poète mondain et savant, incarne bien l’acceptation de moins en moins méfiante d’écrits scientifiques nouveaux, passant outre la permission royale. Son influence à la fois sur l’Académie et sur les réunions littéraires prouve bien cet esprit de nouveauté, qui tendra peu à peu vers la philosophie des Lumières.
Quel homme autre que Voltaire incarne mieux la coqueluche des Salons et des cours européennes ? Son esprit sarcastique, sa plume acerbe, jusqu’à son air malicieux que l’on voit encore sur ses bustes de marbre font de Voltaire, la figure exacte de l’écrivain philosophe et l’homme des salons littéraires. On dit même qu’il écrit Zadig en une journée pour les « grandes nuits » de la duchesse du Maine. Sa proximité avec les salons qui lui assure la protection des figures puissantes et intellectuelles, lui fait peu à peu monter les marches qui mènent à l’Académie. Nous ne rappellerons pas ses nombreuses péripéties européennes, ni son passage par les barreaux de la Bastille, mais nous évoquerons volontiers les célèbres tableaux qui offrent une tranche de vie du Salon de Madame Geoffrin, où son buste tutélaire veille sur la lecture respectueuse de ses écrits.
Montesquieu, Condillac, Buffon, tous profitent de cette émulation pour publier leurs écrits inspirés d’une philosophie savante ou humanistes, échappant de plus en plus à l’ancienne rigidité de la censure. Dans ce même mouvement, naît le grandiose projet de l’Encyclopédie.
L’Encyclopédie
Résumer l’ensemble des connaissances dans un volume, émanant d’une collaboration riche des plus grands esprits du temps des salons, c’est le projet que nourrit Diderot et dont rêve d’Alembert. L’Encyclopédie ou le Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, les réunit donc : Buffon, Daubenton, Dumarsais, Toussaint, Rousseau, Montesquieu rédigent qui de la chimie, qui de l’art, qui du droit ou de la musique. L’ambitieux projet veut toucher du doigt l’universalité et donner au savoir un manifeste puissant. Voltaire en parallèle participe de cette entreprise intellectuelle par ses Questions sur l’Encyclopédie. L’œuvre paraît, dès 1751, volume par volume, difficilement, subissant les oppositions du Conseil du Roi, du Parlement de la Compagnie de Jésus. La publication de l’Encyclopédie sera longue mais elle n’en reste pas moins le symbole de la propagation d’une conception universaliste du savoir.
Dans cette entreprise, les Salons ont joué un rôle essentiel, propulsant sur le devant de la scène des figures, non plus seulement nobles, mais savantes et éclairées. La rencontre de ces esprits, la production littéraire qui en découle, produira l’étrange mélange, à l’origine d’une nouvelle conception des ordres politiques, intellectuels et religieux : les Lumières et le vent de révolution qui naît doucement de leurs œuvres.
Beatriz de Ysasi
Sources :
- Martin C, L’Esprit des Lumières, (Armand Colin, 2017).
- Gréard O., L’éducation des femmes par les femmes : études et portraits…,1886
- Hellegouarc’h, J, L’esprit de société, cercles et salons parisiens au xviiie siècle, (ed. Garnier, 2000)
- Bnf , Repère (ressources électroniques)
Pour aller plus loin :
- Cornette Joël, Absolutisme et Lumières, 1652-1783, (Hachette supérieur, 2016)
- Podcast : Quand Madame de Lambert invitait en son salon Fontenelle, Marivaux et autres académiciens, Canal Académie (et tous les autres podcasts)
- Milza P. Voltaire, (Perrin, 2007)