Héritages

Le 15 avril dernier, nous fêtions le triste anniversaire de l’incendie qui a endommagé Notre-Dame de Paris . Héritages a voulu revenir cette fois sur sa construction pour lui rendre un nouvel hommage. Bijou de notre patrimoine et de l’architecture gothique, la complexité de sa construction, berceau de grandes innovations techniques s’étendant sur presque deux siècles, est un volet à part entière de son histoire.

Sur l’île de la Cité, son emplacement est symbolique. En effet, dès l’Antiquité c’est à cet endroit précis que se tiennent déjà des cultes, d’abord païens puis chrétiens. C’est donc naturellement qu’au Moyen-Âge cet emplacement est choisi pour y ériger une église. Lorsque les rois de France élisent domicile au Palais de la Cité, église et cathédrale se succèdent sur le fameux emplacement.

En 1160, Maurice Sully, ayant gagné la confiance de la famille royale, devient le puissant évêque de Paris sous le règne de Louis VII. Il veut remplacer la cathédrale Saint-Etienne devenue trop petite pour les fidèles. Mais ce projet est aussi révélateur de l’audace de l’évêque car, au lieu de simplement demander des travaux de rénovations pour agrandir la cathédrale, il choisit de la faire détruire pour que la nouvelle soit grandiose. Il rêvait, à vrai dire, d’un « palais céleste Â», le voulant au moins égal ou supérieur au Temple de Salomon tel que décrit par Jean dans L’Apocalypse. Les chanoines, membres du clergé qui administrent l’évêché avec autorité, s’opposent à son projet. Il voit finalement le jour grâce au soutien du roi.

En 1161 l’évêque Sully choisit l’emplacement exact du Parvis, en imaginant le sentiment d’admiration que la grandeur du monument suscitera chez les fidèles. Il veut aussi simplifier l’accès à la cathédrale et fait réaménager le plan urbain autour d’elle. Le chantier peut commencer. Entre 1160 et 1170 les premiers arbres sont abattus pour construire la charpente de l’édifice. Cette charpente se fait appeler « la Forêt Â», car chacune de ses poutres est fabriquée à partir d’un chêne différent, certains sont d’ailleurs centenaires (chênes du VIIIeou du IXesiècle), c’est du bon bois ! En 1163 le pape Alexandre III, avec le roi Louis VII et Maurice Sully, pose la première pierre de l’édifice. La construction se fait systématiquement des fondations au toit, pour toutes les étapes, ce qui permet dès1182 qu’une première partie de la cathédrale soit achevée. Comprenant le chÅ“ur et le début du transept, les fidèles peuvent déjà venir y célébrer la messe.

 Les tuiles du toit, en plomb, sont posées par les meilleurs couvreurs alors surnommés « chats Â», car ils réalisent leur travail à quarante-cinq mètres au-dessus du sol. On peut admirer les arcs-boutants déjà présents, si chers à Notre-Dame, s’inscrivant dans la continuité des prouesses architecturales de leur temps. Vient le moment de la pose des voûtes, passage incontournable des travaux. Les blocs de pierres doivent être posés un à un et, le moment le plus crucial est celui de la pose de la clé de voûte car tout menace de s’effondrer. Les bâtisseurs font face à plusieurs échecs avant de finalement parvenir à un grand exploit.

L’évêque Sully meurt en 1196 et, sans lui, les maîtres d’œuvre ignorent comment poursuivre les travaux, alors fortement ralentis. Il faut attendre 1200 pour que la deuxième phase des travaux démarre concrètement. Des évolutions stylistiques se font sentir dans la poursuite du chantier, le chÅ“ur est prolongé par une nef et la façade prend forme.En 1215 ceux que l’on appelle « les imagiers Â» sculptent les portails pour qu’ils illustrent tous les trois un thème liturgique majeur. Le portail central, notamment, représente le jugement dernier. Au Moyen-Âge il est important pour les cathédrales de bien imager la Bible pour la rendre lisible aux croyants alors nombreux à ne pas savoir lire. Les chanoines veulent ensuite faire sculpter au-dessus des portails les portraits de vingt-huit rois. Chaque roi représente un mois de travail pour les imagiers, mais ce laborieux travail vaut la splendeur de la galerie des rois. Les rois et la façade sont alors entièrement peints, la cathédrale est flamboyante de couleurs.

En 1219, les bâtisseurs sont fortement inquiets du fait des problèmes causés à Notre-Dame par les malheureuses infiltrations d’eau dont elle est victime à la moindre pluie ou débordement de la Seine. Son maintien est grandement menacé car les pierres sont rongées. Les tailleurs de pierre ont alors une idée de génie : creuser des gouttières dans les arcs-boutants et sculpter des gargouilles à leur extrémités pour qu’elles « recrachent Â» l’eau loin des murs. Autrement, des gargouilles sont aussi ajoutées de part et d’autre de la cathédrale. Mais pourquoi représenter des animaux monstrueux ? Côté symbolique, l’interprétation retenue est leur rôle de protection de la cathédralecontre les démons et les pêcheurs, comme si elles en étaient les gardiens.

Pour parvenir au résultat escompté du système d’évacuation des eaux, les bâtisseurs sont obligés de démonter la toiture et la Forêt, pour rehausser les murs de deux mètres ; les arcs-boutants sont reconstruits. La Forêt peut alors être remontée et la flèche d’origine est érigée, nous nous situons vers 1230. On retaille les pierres des murs pour agrandir les fenêtres qui étaient petites, et ainsi laisser entrer plus de lumière. Les deux tours peuvent enfin être élevées et la cathédrale dépasse le palais royal, en face d’elle à l’extrémité de l’île de la Cité. Elle prend la forme que nous lui connaissons.

Les roses de Damas importées d’Orient inspire Jean de Chelles, qui dessine les magnifiques rosaces de Notre-Dame. Il fait appel à de nouveaux bâtisseurs pour réaliser son projet car il faut rebâtir entièrement les façades du transept et, pour les vitraux de la rosace, il s’adresse au verrier de la Sainte-Chapelle. Véritables symboles de l’art gothique, ces œuvres colossales font treize mètres de diamètre. La rose Nord de Notre-Dame est dédiée à l’Ancien Testament, tandis que la rose Sud, commande du roi Saint-Louis, est dédiée au Nouveau Testament. Leur création particulièrement délicate ne laisse aucun répit aux artisans. Les rosaces sont très fragiles et leur pose cause de nombreux dégâts. C’est une des plus grandes réalisations de l’art gothique.

En 1270 les cloches de bronze, enfin, sont montées. Les plus lourdes pèsent jusqu’à dix tonnes et les plus légères 500 kg. Ces dernières sont affectueusement surnommées « moineaux Â». Toutefois, il est impossible de les faire sonner dans les tours sans risquer de les casser. Alors, il faut bâtir un beffroi en bois dans les tours pour qu’il absorbe le balancement des cloches et préserve les murs des tours de Notre-Dame sans entre entrer en contact avec eux. La cathédrale a alors un siècle d’âge et sera encore chouchoutée tout au long des XIVet XVesiècles.

Mais c’était sans compter sur la Renaissance qui fait son apparition en France au XVIsiècle, frappant de plein fouet la renommée de la cathédrale. Alors qu’elle avait lancé la vague Opus Francigenum, « l’œuvre française » qui rayonnait en parallèle de sa construction en rejaillissant sur églises et cathédrales d’Europe, son style devient la risée de l’art architectural. Le renouveau exprimé par les châteaux de la Loire fait de l’ombre à notre belle cathédrale et la gloire de son architecture est réduite à néant. C’est la qualification barbare de son style qui donne naissance au terme de « gothique Â».

Après tout ce chemin parcouru, la cathédrale a encore quelques aventures à vivre : les nombreux dégâts qui lui sont affligés par la Révolution française pour effacer les traces de la monarchie ; le sacre de Napoléon qu’elle accueille en 1804 ; le roman de Victor Hugo lui rendant sa postérité en 1831 et la sauvant de justesse de la ruine ; sa restauration que l’on doit aux architectes Viollet-le-Duc et Jean-Baptiste Lassus, ainsi qu’au sculpteur des douze statues des apôtres et du coq surmontant la flèche, Adolphe-Victor Geoffroy-Dechaume (et Victor Hugo, indirectement). J’ai le cÅ“ur serré en pensant à l’évêque Sully, le papa de la cathédrale, qui n’aura jamais pu la voir terminée alors qu’il a été son plus fervent défenseur, portant le projet envers et contre tous. Mais je pense aussi à tous ces hommes, bâtisseurs, artisans, compagnons, qui lui auront consacré leur vie et mis leur savoir-faire au service du chantier. Enfin, j’ai une pensée particulière pour les chênes qui constituaient la formidable charpente, la Forêt, partie en fumée dans l’incendie. 

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Par Charlotte Drion pour Héritages